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  • Ils ne lâcheront rien

    par Frédéric Lordon, 5 mai 2020
    Partout de salutaires appels, des tribunes, des textes : après devra être différent, nous ne retournerons pas à la normale, il faut ne pas redémarrer comme avant. C’est bien. L’ennui peut-être, c’est qu’on ne trouve pas la première analyse des conditions concrètes dans lesquelles ce « il faut » aura à se mouvoir. Disons-le tout de suite, elles sont adverses. En fait même : hostiles.
     
    Les Castors Juniors de 2022

    Des pour qui le problème n’existe même pas comme une possibilité d’inconvénient, ce sont les gens de partis « de gauche », excités comme poux dans la paille fraîche à l’idée de 2022, collés à Skype ou à Zoom pour un grand « brainstorming » sympa. Objectif : « le retour de la gauche (dont-les-idées-triomphent) ». « Les gars et les filles, voilà ce qu’on va faire : on va faire un chouette remue-méninge, tiens un Festival des idées où on se retrouvera tous, après on aura un programme, on trouvera un candidat, on sera tous unis autour de lui, du coup on va gagner les élections, et après, le monde, il sera plus comme avant ». Une vraie farandole — ils sont trop mignons.

    Lire aussi Pierre Rimbert, « Le calendrier des illusions », Le Monde diplomatique, mai 2020.

    Sans surprise tous les organes du réformisme-démocratique poussent déjà à la roue avec le fol espoir de refaire un tas présentable avec les débris du PS, de liquider comme en 2017 la possibilité Mélenchon parce que, ça va sans dire, la gauche ne peut pas être europhobe et souverainiste, peut-être même donner la seconde chance qu’il mérite à Benoît Hamon, un ticket avec Yannick Jadot pour une belle alternative écologiste et solidaire, ou Julien Bayou, tiens, qui est jeune, ce serait formidable — une femme ce serait très bien aussi mais Sandra Regol est embêtée car « le mot “gauche” continue de [la] gêner » (c’est compréhensible). S’il le faut on ira chercher Christiane Taubira dont l’humanisme et le don de poésie ramèneront d’un coup l’union des gauches plurielles et le capitalisme à la raison.

    Cinquante ans plus tard, sans que rien n’ait été arrêté, rien réfléchi, et que tout soit pire

    Cul des ronces, sorti on n’est pas — dirait Yoda.

    Une tribune bien dans cet esprit (positif) rappelle ce précédent de « L’an 01 », qui déjà en 1971 voyait le grand dérèglement, se proposait de tout arrêter pour tout réfléchir à nouveau. Et, déplorent les signataires cinquante ans plus tard, sans que rien n’ait été arrêté, rien réfléchi, et que tout soit pire. La question qui normalement devrait les étreindre s’ensuit pourtant logiquement : par quel miracle quoi que ce soit devrait-il changer d’ici cinquante nouvelles années ? (ici, on ne sait pas pourquoi, on pense irrésistiblement à « l’Europe sociale et démocratique »).

    Lire aussi Lori M. Wallach, « Libre-échange, une page à tourner », Le Monde diplomatique, mai 2020.

    Or la réponse est très simple : parce qu’il y a « du monde » en face. Certes, un tout petit monde, mais très resserré, très coordonné, et très déterminé — à ne rien changer du tout. Le délié du doigt fourré avec lequel les patrons de Total, de la BNP et de tant d’autres ont envoyé le gouvernement se faire voir chez Plumeau à propos des dividendes de l’année gagnerait, par exemple, être pris en considération — s’il étonne encore quiconque. Voilà ce que ces gens se permettent au cœur de l’épidémie. On imagine « après ».

    On aura sans doute — on a déjà — l’occasion de rire beaucoup avec les « contreparties » des aides d’État qui ne manqueront pas de tomber, et bien épaisses. La condition de non-fricotage dans les paradis fiscaux, bien sûr c’était pour rire — elle a d’ailleurs vécu ce que vivent les amendements, l’espace d’un matin. Celle de correction environnementale minimale a dû susciter une hilarité plus grande si c’était possible — et puis quoi encore ?

    Tout le monde se la raconte en technicolor avec la démondialisation et la relocalisation des chaînes de valeur. Mais c’est une fable pour enfants en bas âge

    Cependant, tout bien considéré, Roux de Bézieux, lui, n’est pas de ceux qui ne veulent rien changer : par exemple les 35 heures et les congés payés, il est très partisan du changement, « et que ça saute ! » Tout le monde se la raconte en technicolor avec la démondialisation et la relocalisation des chaînes de valeur. Mais c’est une fable pour enfants en bas âge. Que le gouvernement décide pour l’avenir de s’épargner les humiliations d’aujourd’hui et rapatrie masques, respirateurs plus quelques médicaments, sans doute. Que les entreprises pèsent le risque géopolitique (elles le faisaient déjà) ou, maintenant, géosanitaire là où elles ont leurs billes de sous-traitance, probablement aussi. Mais s’imaginer que le capital sous pouvoir actionnarial renoncera à des coûts salariaux de 100 $ / mois au Vietnam (la Chine, c’est devenu i-na-bor-dable !), et bientôt de 20 $ en Afrique qui piaffe à la porte de la mondialisation, c’est se raconter des histoires en couleurs. Le comble étant bien sûr de se figurer que les nullités criminelles au pouvoir pourraient manifester la moindre velléité de faire changer quoi ce soit. Macron jure qu’il va « se réinventer », ça doit bien être la troisième fois, et célèbre aussitôt sa réinvention en passant un costume trois pièces de banquier et des boutons de manchette nacrés pour nous raconter sa fête « des travailleurs et des travailleuses ».

    Ceux qui s’imaginent qu’« après, tout sera différent » doivent croire très fort aux pouvoirs de la fée Clochette. Parce que les tendances spontanément à l’œuvre nous avertissent plutôt que, sauf action de déraillement organisé, « après » sera pareil en pire.

    « Soit un gouvernement de gauche… »

    Mais déraillement qui ? ou déraillement quoi ? Le ticket Hamon-Jadot joue au petit train, il ne faudra pas leur en demander davantage. Christiane Taubira nous fera une ou deux strophes, ça ne suffira pas non plus. Quand la réalité est décevante, il y a toujours le recours de s’échapper dans l’imagination. D’un côté, c’est un peu infantile, de l’autre ça fait des expériences de pensée intéressantes. Soit, donc, l’hypothèse de la sortie électorale, et puis celle d’un gouvernement de gauche miraculeusement élu un peu décidé, c’est-à-dire avec des projets ferroviaires sérieux, entendre : même pas seulement faire dérailler, mais poser les aiguillages autrement. Question : que se passe-t-il ?

    Vous vous accrochez à votre code du travail, à votre SMIC et à votre protection sociale ? Chaque fois que vous résisterez, nous vous briserons un peu plus

    Réponse : il se passe une vérification. La vérification d’une certaine impossibilité. L’impossibilité, c’est celle opposée par le capital qui, en quarante ans, a tellement conquis, tellement pris l’habitude d’exiger et d’obtenir, tellement régné sans partage, et surtout installé si profondément les structures de son règne –- la financiarisation, le libre-échange, les délocalisations –- qu’il n’existe pas pour lui la moindre raison sérieuse d’abandonner quoi que ce soit. Et en effet : quand on a si méthodiquement installé les conditions de son emprise, par quelle sorte de miracle humaniste renoncerait-on à l’exercer ? Tant la concurrence instituée à l’échelle internationale par l’OMC et l’UE que le primat de la valeur actionnariale imposé dans les marchés de titres déréglementés déterminent les courses successives vers l’Europe centrale, la Chine, le Vietnam, l’Afrique. Les délocalisations ne sont que l’exercice de ces possibilités, la satisfaction joyeuse des impératifs institués de la compétitivité et de la rentabilité. Et aussi la sanction exemplaire des corps sociaux qui refusent de s’ajuster autant qu’il le faudrait. Vous vous accrochez à votre code du travail, à votre SMIC et à votre protection sociale ? Chaque fois que vous résisterez, nous vous briserons un peu plus. Puisque, par les latitudes de mouvement que nous nous sommes aménagées, nous en avons les moyens.

    Le capital qui s’est créé une telle position, et qui s’y est bien installé, ne cessant d’ailleurs de s’efforcer pour l’élargir davantage, ne laissera pas défaire ses acquis sociaux à lui. Il ne voit plus l’intérêt de transacter — pour cette simple et bonne raison que le pouvoir qu’il a conquis l’autorise à ne plus le faire. On transacte quand on n’a pas tous les moyens d’imposer unilatéralement sa volonté — mais quand on les a ? Or il les a. De là que tout ce qui pourrait ressembler à une négociation réelle, à un compromis sérieux, c’est-à-dire portant sur des questions autres que d’ajustements secondaires, ait complètement disparu du paysage social, disparition d’ailleurs entérinée par le vocabulaire Potemkine des gouvernements-relais, qui ne connaît plus que les « concertations », voire les « consultations ». Après quatre décennies de « progrès » ininterrompu, on n’obtiendra plus rien du capital.

    Lire aussi Chantal Mouffe, « Ce que Pierre Rosanvallon ne comprend pas », Le Monde diplomatique, mai 2020.

    L’espace « intermédiaire » du compromis négocié était le lieu de la social-démocratie et de toutes ses institutions. Cet espace fermé par les conquêtes stratégiques du capital, ironiquement impulsées par la social-démocratie même, à qui l’on doit aussi bien la financiarisation, la concurrence européenne et le libre-échange international, il s’ensuit que syndicats réformistes et partis socialistes en peau de lapin sont logiquement tombés dans le trou qu’ils avaient si bien creusé. Sur la scène de l’histoire, il n’y a plus de place pour les acteurs qui s’étaient donné pour mission « d’obtenir quelque chose du capital » après qu’ils l’aient armé des moyens de ne plus rien lâcher. Alors ils disparaissent. Seul un effet de persistance rétinienne, ou d’inertie façon bip-bip le coyote, peut faire croire qu’ils existent encore — mais ne restent en réalité que des bâtiments, vides de tout contenu politique. Et encore : Solférino a bien mis la clé sous la porte. On ne parlera pas de la CFDT, antenne factice du syndicat patronal. Mais Montreuil ? Combat perdu après combat perdu, la CGT n’en finit pas de revérifier l’évanouissement de sa position de syndicalisme revendicatif au niveau macrosocial (au niveau des entreprises, évidemment c’est autre chose) quand il n’y a plus rien à obtenir — et de n’en tirer aucune leçon.

    Ce que valent les mandats de la « démocratie »

    Là-dessus, voici donc notre gouvernement de gauche, par hypothèse « déterminé », qui s’avance. Il a reçu l’onction des urnes, posé un programme clair : protectionnisme, règlementation environnementale contraignante, relèvement des impôts, annulation des baisses de charges, redressement des services publics, nationalisations, reprise en main des orientations du crédit. Mais surtout, à l’inverse du Festival des idées qui se récrie d’effroi à l’idée de porter la main aux traités européens — horreur du repli et de la frilosité —, lui, fait la précédente analyse (c’est dans l’hypothèse de notre expérience de pensée), et se donne, précisément, pour projet de refaire les structures, puisque le pouvoir inexpugnable du capital doit tout à leur configuration d’à-présent. Refaire les structures, c’est rouvrir l’espace intermédiaire, celui dans lequel le salariat, à armes un peu moins inégales, peut espérer mener des combats qui ne soient pas totalement sans espoir. Et le corps électoral, dans sa majorité, a dit oui à tout ça. Notre gouvernement a mandat.

    Alors il va découvrir ce que valent vraiment les mandats de la « démocratie ». Car au moment où il arrive au pouvoir, les structures qu’il a pour projet de transformer, sont là. Or ces structures déterminent deux sortes de moyens à l’usage du capital : les moyens, en temps ordinaires, de ne rien céder de substantiel au salariat ; et les moyens de rang supérieur de mettre en échec toutes les tentatives de transformer les structures. En somme, la structure générale de la mondialisation néolibérale peut travailler à la fois à ses opérations ordinaires de discipline salariale et à son auto-défense.

    Quand marché pas content, lui toujours faire ainsi : il vend les titres de la dette souveraine, fait baisser ses cours, donc monter ses taux d’intérêt

    En fait le gouvernement-de-gauche-déter n’aura même pas à attendre de prendre ses fonctions pour s’en apercevoir. Dans la structure générale qu’il se propose de combattre, il y a une force de représailles préemptives foudroyante, c’est la finance. Car le gouvernement déter-tout-ça, la finance l’aura vu venir de loin. Du moment où l’hypothèse de son succès électoral commencera à prendre consistance, elle sortira les armes. Une seule en fait, mais décisive : le taux d’intérêt. Quand marché pas content, lui toujours faire ainsi : il vend les titres de la dette souveraine, fait baisser ses cours, donc monter ses taux d’intérêt. Mais cette fois, ce sera en tempête. C’est qu’un gouvernement qui s’en prend aux structures de la financiarisation, s’en prend aux moyens par lesquels les marchés disciplinent les gouvernements — c’est-à-dire les tiennent à des politiques publiques parfaitement respectueuses de leurs intérêts de créanciers : pas d’inflation (pour ne pas dévaloriser les patrimoines), pas de déficit (pour ne pas laisser croître une dette sur laquelle il pourrait y avoir défaut), déréglementation du travail et concurrence commerciale pour imposer les exigences de la rentabilité.

    Lire aussi Renaud Lambert & Sylvain Leder, « Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

    Bref, s’en prendre aux structures de la finance, c’est s’en prendre aux structures du pouvoir de la finance. Énorme surprise : la finance ne laissera pas faire. Sa réponse sera à la mesure de la menace anticipée. Si celle-ci est sérieuse, celle-là sera furieuse. Des ventes massives de la dette souveraine peuvent entraîner les taux d’intérêt très (très) haut. Mais alors tout le reste de la politique économique de notre gouvernement est défait… avant même d’avoir pu être mis en œuvre : la charge de la dette s’élève dans de telles proportions qu’au mieux elle évince les autres dépenses publiques et prive la politique budgétaire de toute marge de manœuvre, au pire elle amène en un clin d’oeil l’État au seuil du défaut. La politique « progressiste-déter » est annihilée sans avoir seulement eu le temps de voir le jour.

    Il faut alors imaginer...

     

    à suivre in https://blog.mondediplo.net/ils-ne-lacheront-rien 

    Frédéric Lordon


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  • Comme tout ce qu’il y a à dire sur la situation économique présente, et ses éventuelles issues, tiendrait difficilement en un seul texte, l’idée d’une sorte de (mini) série a semblé une possibilité, depuis la formulation de quelques hypothèses simples jusqu’à l’esquisse de voies de sortie, en passant par des essais de clarification du « problème » comme il se pose (ou comme on pourrait le poser). Pour l’instant on a en vue trois volets. On verra bien, en cours de route, s’il en vient d’autres, ou pas, et à quel rythme.

    Hypothèse 1 : Ce qui vient est énorme

    Lire aussi « Covid-19 : après la crise… les crises », Le Monde diplomatique, mai 2020.

    En matière d’économie, la seule hypothèse raisonnable d’où partir, c’est que ce qui s’annonce est énorme, titanesque et dévastateur. Alain Minc qui, début 2008, annonçait, pourtant après le premier coup de bélier de la crise des subprimes, que le système financier absorberait parfaitement ce choc finalement bénin et tout à fait dans ses cordes, prédit aujourd’hui que la crise sera relativement aisée à contenir et que « le système capitaliste ne va pas disparaître puisqu’il n’y a pas d’alternative ». Il a raison d’accrocher l’une à l’autre les deux propositions car, en effet, elles sont assez solidaires. Et finalement, en tout cas mises dans la bouche de Minc, porteuses d’espoir : car, providence logique, la boussole qui indique le Sud nous donne le Nord du même coup.

    À l’évidence Mickey n’a pas idée de ce qui lui vient dessus. Il suffit pourtant d’avoir vu cette photo d’une interminable file d’attente pour une distribution de colis alimentaire le long d’une route à Clichy-sous-Bois pour avoir l’intuition que des seuils se rapprochent. Si le collapsus économique n’arrive que graduellement, comme de juste il frappe en premier les populations déjà les plus précaires. Les beaux quartiers feraient mieux de ne pas s’en indifférer comme d’habitude : ce pourrait n’être que des prémices. S’il est encore à distance, le reste va venir et pourrait bien les concerner. Macron voulait la disruption, il va l’avoir — mais pas exactement celle qu’il croyait. Pour que les cinglés du gouvernement aient envisagé d’envoyer les profs à la récolte des fraises, c’est que jusque dans leurs têtes, le spectre de lignes de production bien disruptées, dans le secteur de l’alimentation par exemple, a semé un léger trouble.

    C’est qu’en cette matière, les files d’attente sont une chose, et les émeutes en sont une autre. On ne sait pas encore très bien si les inquiétudes qui commencent à planer sur l’approvisionnement ont surtout à voir avec des tensions objectives du côté de l’offre ou des pertes de revenus (non éligibilité au chômage partiel, revenus d’économie informelle mis à mal par le confinement). Mais on peut difficilement exclure que la chaîne agroalimentaire ne vienne à souffrir elle aussi, soit que les effectifs finissent entamés par la contamination, soit que se trouvent désorganisées les chaînes de main d’œuvre semi-esclavagisée qui peuplent sa coulisse, constituées de saisonniers est-européens ou nord-africains désormais interdits de déplacements, et que la production en soit atteinte (ce n’était pas encore le cas début avril dans le point de conjoncture de l’Insee). Un pouvoir devrait en tout cas savoir que les gens sont prêts à beaucoup de choses pour nourrir leurs gosses, et que le surgissement de la faim altère considérablement les données politiques générales.

    Il n’est même pas besoin d’en arriver à ce genre d’évocations extrêmes pour mesurer convenablement l’effroyable dévastation qui est en route. Certains secteurs de l’économie sont mieux placés que les autres pour se la figurer : hôtellerie-restauration et spectacles vivants, par exemple, s’apprêtent déjà à ramasser comme jamais, parfois jusqu’à en être complètement atomisés. La mortalité générale d’entreprises, les petites en tête évidemment, s’annonce effroyable, les baisses de revenu terribles. Les dispositifs de chômage partiel ne sont grotesquement pas à la hauteur de la masse de détresses financières qui est en train de se former — à commencer hors-salariat.

    Que, dans les têtes, l’angoisse économique rivalise depuis un moment avec l’angoisse sanitaire, c’est une évidence. De nombreuses personnes n’auront bientôt plus le choix qu’entre sombrer dans la misère ou bien en venir à des impayés systématiques qui, par effet de report entre agents, iront se propager n’importe où dans l’économie. Il n’y a pas trente-six manières, dans l’urgence, de maintenir les gens dans leur situation matérielle quand leurs revenus s’effondrent d’un coup, il n’y en a même qu’une : que la puissance publique vienne se substituer à eux pour assurer la continuité de leurs paiements essentiels.

    Dans la foulée, on procéderait de même avec la fourniture des biens indispensables, énergie, eaux et télécommunications

    Ainsi d’une caisse publique de compensation des loyers qui, soit abonderait les comptes des locataires éligibles, soit fonctionnerait comme guichet à l’usage des propriétaires, formule peut-être préférable qui permettrait de discriminer parmi ceux-ci et de mettre les plus gros, notamment les institutionnels, sous condition, eux aussi, d’éligibilité, ou de plafond de compensation (la puissance publique est bonne fille mais, quand ce sont de gros bailleurs privés qui ne se privent pas pour verser d’épais dividendes, c’est qu’ils ont de la marge pour absorber des pertes, à hauteur de quoi la caisse de compensation ne compensera rien).

    Lire aussi Laurent Cordonnier, « Qui va payer la dette publique ? », Le Monde diplomatique, mai 2020.

    Dans la foulée, on procéderait de même avec la fourniture des biens indispensables, énergie, eaux et télécommunications, dont les abonnés, sous condition de ressource bien sûr, seraient juridiquement libérés de leurs paiements, les fournisseurs demeurant astreints à leur prestation, mais pouvant, là encore, trouver la compensation auprès d’une caisse ad hoc, étant de nouveau entendu que cette compensation ne prendrait effet que dans des conditions semblables à celle des loyers : à savoir, après absorption par les bénéficiaires d’un manque à gagner égal par exemple au montant du dernier dividende payé.

    Mais la situation des gens, ça n’a jamais beaucoup intéressé ce gouvernement. Lui a l’argent magique sélectif. S’il sort les milliards, c’est pour « sauver les entreprises » — il faut voir lesquelles et avec quelles contreparties… Pas de chance : ici la hargne sociale connaîtra la punition économique. En bonne logique keynésienne, le choc de revenu se convertit aussitôt en contractions aiguës des dépenses des ménages, resserrées sur le strictement indispensable à l’exclusion de tout le reste, donc, par totalisation au niveau macroéconomique, en un effondrement cumulatif de la demande qui précipite l’économie entière aux tréfonds — et les recettes fiscales avec. Ce qui laisse le choix entre le surplus d’endettement des transferts de charge opérés par les caisses de compensation et le surplus d’endettement entraîné par l’erreur de politique économique. À ceci près que l’un sauve les gens et l’autre les laisse crever. Le pire étant qu’aucun ne poserait de problème insoluble pourvu qu’ils soient directement financés par des concours de la banque centrale au Trésor, pour finir en dettes monétisées-annulées. Il est vrai que nous sommes sous euro… donc ils en poseront.

    Hypothèse 2 : Anticapitaliste n’est plus une option

    Mais il ne faut pas se raconter d’histoire : ces béquilles, même si elles voyaient le jour, ne nous sauveraient pas d’un choc terrible. Au reste, elles ne sont que bricolage interne à la grammaire fondamentale du capitalisme et, finalement, le moyen gentiment hétérodoxe de la reconduire sans y toucher. Or, précisément, la deuxième hypothèse suggère qu’on ne viendra pas à bout de ce dont il est en fait question en demeurant dans la logique des rustines.

    Argument : « s’il n’y avait pas le virus, tout irait bien. D’ailleurs, tout allait bien »

    Installer cette deuxième hypothèse demande cependant de rompre avec l’énorme implicite du commentaire ordinaire pour qui, finalement, il n’y a pas à proprement parler de « crise économique », de crise de l’économie : il n’y a que les conséquences économiques de la « vraie » crise, première et causale : la crise épidémique. Argument : « s’il n’y avait pas le virus, tout irait bien. D’ailleurs, tout allait bien ». En fait non, tout n’allait pas bien. Tout allait même très mal. Les travaux d’une infectiologie « écologiste », eux, le savent. Ils ne font pas de l’épidémie présente un fait originaire. Ils vont en chercher la cause, non dans la faute à pas de chance, mais dans le saccage capitaliste de la nature, le chamboulement des partages d’habitats entre humains et animaux qui s’en est suivi, et le champ libre ouvert à toutes les zoonoses (1). Seul le détour inhabituel par le virus empêche de voir que nous avons affaire à une crise interne au capitalisme — donc au sens propre du terme : à une crise du capitalisme.

    Lire aussi Philippe Descamps & Thierry Lebel, « Un avant-goût du choc climatique », Le Monde diplomatique, mai 2020.

    La lutte contre l’écocide capitaliste avait contre elle de rester relativement abstraite : certes nous commencions à tenir à peu près l’idée que nous allons finir grillés/asphyxiés/submergés, mais nous avions encore la ressource de penser que ça n’était pas non plus pour tout de suite. L’accrochage saccage/épidémie, tel qu’il est en train de se préciser, change sensiblement la donne : « ça » pourrait venir plus vite que prévu. En fait, même, « c’ »est déjà là : Covid. À l’évidence nous n’en sommes pas débarrassés pour tout de suite, les réassurances de l’immunité acquise semblent fragiles, on prédit au virus des retours avec mutation. Et surtout, on voit que la poursuite du ravage pourra nous en faire venir d’autres et des plus moches — « si nous ne changeons pas nos modes de vie, nous subirons des monstres autrement plus violents que ce coronavirus »avertit Jean-François Guégan. Qui, précisément, travaille sur les relations santé/environnement.

    À mesure que les connexions apparaissent (enfin) et que le Covid fait figure de répétition générale, nous savons un peu mieux à quoi nous en tenir. On est toujours aussi étonné de voir un journal comme Le Monde publier des propos d’une clarté aussi percutante sans jamais qu’on sente la moindre modification subséquente de sa ligne éditoriale — on n’ose pas dire de sa pensée. Car un esprit minimalement doué de logique entendrait d’abord « capitalisme » dans « nos modes de vie », puis, lisant qu’il y aura à choisir entre « les changer », donc « en sortir », ou bien nous préparer à « des monstres autrement plus violents », conclurait normalement que l’alternative offre soit de devenir anticapitaliste par raison, soit de demeurer entièrement con — et prématurément tout à fait mort.

    Le temps approche où anticapitaliste ne sera plus une option. La nature est en train de nous offrir une occasion à « moindres » frais de nous en rendre compte. Nous aurions grand intérêt à la saisir. Et pourtant…

    Hypothèse 3 : Pas eux

    Et pourtant, il y a la troisième hypothèse, sans doute la plus robuste de toutes, qui est qu’aux mains d’une clique pareille, la probabilité d’être à la hauteur de la situation, même sous la forme minimale d’un virage-CNR autre que Potemkine, est rigoureusement nulle. Sous couleur de « démondialisation », on ré-internalisera les quelques productions essentielles destinées à nous épargner à l’avenir les humiliations présentes, et à rendre autonome un régime de production continue sous épidémie chronique. Et ce sera bien tout. Quand Le Maire en appelle à « un capitalisme plus respectueux des personnes, plus soucieux de lutter contre les inégalités, plus respectueux de l’environnement », comme il inviterait sans doute un tigre croisé dans la jungle à se mettre à la salade, et les entreprises du CAC 40 qui touchent le chômage partiel à la modération en matière de dividendes ; quand Darmanin organise des téléthons pour l’hôpital sans qu’il ne lui vienne un instant que le rétablissement immédiat de l’ISF, la suppression de la flat tax et du CICE ne sont plus seulement des évidences financières mais des évidences morales ; quand Pénicaud casse l’inspection du travail, dernière barrière contre le salariat à mort s’il le faut, nous connaissons exactement nos chances en matière de « jours heureux ».

    Lire aussi Martine Bulard, « Vive la crise ! (saison 2) », Le Monde diplomatique, avril 2020.

    À plus forte raison si l’on compte avec le chaos psychique de l’enfant, et sa propension à vivre dans la fantasmagorie de son verbe sans égard pour la réalité. « Que le CNR soit ! Et le CNR fut » : il est à craindre que les rapports des mots et des choses s’agencent de cette manière dans le Disneyland qui lui tient lieu de vie intérieure. Le souverain profère, ou prophétise, bref fait du bruit avec la bouche, et la réalité est. Par exemple : « Nous devons savoir aider nos voisins d’Afrique en annulant massivement leur dette ». Macron la montagne. Deux jours plus tard, G20 des ministres des finances, la souris : moratoire sur les seuls intérêts. Mais peu importe. Dans un psychisme ainsi « organisé », le réel ne peut atteindre les mots pour cette raison que les mots sont le réel. « CNR » a été dit, donc, quoi qu’il s’en suivra, « CNR » aura été fait. C’est dire ce qui nous attend. Mais la duplicité, accompagnée au sommet par les solutions psychiques de l’escapisme verbal, est comme la marque de fabrique de ce gouvernement. Récemment interrogé quant aux suites à donner à la crise présente, Macron répond qu’elle « n’enlève rien de ce qu’on a fait avant » et qu’« on rebâtira sur cette base-là ». « Nous allons prendre un grand tournant mais sur cette base de la ligne droite ». La politique comme géométrie non-euclidienne, même Gilles Le Gendre, toujours inquiet de se montrer trop intelligent et trop subtil, pourrait avoir du mal.

    On nous annonce un discours refondateur pour le 14 juillet. Un grand moment clinique en perspective.

    Hypothèse 4 : Le choc et l’enjeu : une opportunité (en faire quelque chose)

    Même le simulacre du dixième de ce qu’il y aurait à envisager n’est pas à leur portée. Cependant les signes s’accumulent qui indiquent la différence qualitative de la situation en train de se former avec ce qu’on a jusqu’à présent appelé « crises ». Et l’intuition suggère que, cette fois-ci, on va jouer avec les limites. Un indice de la gravité du moment nous est sans doute livré en creux par le concours d’ignominie que se livrent les fanatiques du marche-ou-crève salarial, comme Éric Le Boucher ou Jean Quatremer, dont les textes ou les tweets, en même temps qu’il suintent une haine sociale où la vie des subalternes compte pour rien, expriment une terreur à peine dissimulée : la terreur que leur chose adorée, le capitalisme néolibéral, ce meilleur des systèmes à l’exception d’aucun autre, ne vienne à s’effondrer.

    La violence du choc, la profondeur de ce qu’il met en question, créent une opportunité. Mais une opportunité seulement. La puissance de renversement de l’événement ne fait pas tout toute seule, il s’en faut même de beaucoup. Au reste, il faut aller chercher loin dans l’histoire des événements semblables qui puissent soutenir la comparaison et dont nous puissions éventuellement nous instruire — en sachant d’ailleurs que l’histoire ne pratique pas la décalcomanie, que les suites pour nous seront différentes, et les conclusions à en tirer nécessairement originales. Sous ces réserves, ce sont, sans surprise, 1929 et 1923 qui viennent à l’esprit. 1929, la Grande Dépression, 1923 l’hyperinflation allemande — deux genres de beauté très différents donc. Mais qui ont pour point commun de dire le pouvoir de dislocation sociale du capitalisme en grande crise.

    Il faut lire les travaux d’André Orléan (2) pour se faire une idée de la destruction à cœur que l’hyperinflation impose aux rapports marchands. Les coordonnées habituelles de l’échange et de la reproduction matérielle y sont complètement abolies, le tâtonnement des agents, pour tenter d’en reconstituer de nouvelles, forcené. Observées avec beaucoup de distance dans le temps, les formes que prend le chaos total, les efforts désespérés des agents pour s’y débattre, sont parfois d’un comique irrésistible (3). Ici, les amis du « retour à la normale » trouveront cependant un motif d’espoir : après tout l’épisode n’a-t-il pas été contenu dans l’année même et tout n’est-il pas « reparti comme avant » ? C’est exact, et c’est le propre du fait monétaire que, consistant essentiellement en des rapports sociaux de confiance et de croyance, son organisation peut être restaurée aussi soudainement que son effondrement est survenu — à ce sujet, André Orléan parle à juste titre de « miracles monétaires ». L’épisode de l’hyperinflation nous donne donc d’utiles images de ce que peut être un chaos économique, mais ne sera pas la référence la plus adéquate (ne pas le dire trop vite tout de même).

    Lire aussi Cédric Durand & Razmig Keucheyan, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, mai 2020.

    Et la Grande Dépression ? À l’évidence, nous sommes plus proche de cette configuration. Effondrement de production, chômage au zénith — le taux de chômage montera jusqu’à 36 % aux États-Unis en 1932. Les images, nous les connaissons : la littérature et le cinéma se sont chargés de nous les mettre sous les yeux. Elles n’étaient pas belles à voir, et après ? Le capitalisme n’a-t-il pas redémarré « comme il redémarre toujours » ? C’est vrai : il avait redémarré. Mais le capitalisme n’est pas une chose autonome suspendue en l’air : il est dans une société, et même s’il la façonne profondément à son usage et à sa continuité, il ne se maintient que si celle-ci le laisse se maintenir. Or les sociétés bougent, leur sensibilité se déplacent. Des images tolérables jadis ne le sont plus aujourd’hui. Au début du XXe siècle on envoyait les hommes à la boucherie par millions. Ce serait moins évident aujourd’hui… Les années 30 ont peut-être réussi à « faire » avec la famine, les gosses en haillons et des morts de faim sur les bas-côtés, on n’en tirera pas la conclusion que la société d’aujourd’hui est partante pour rééditer l’exploit.

    Alors c’est exact, à 25 % de taux de chômage en 2015, la société grecque n’a pas moufté non plus — manière de parler : les protestations n’avaient pas manqué. Était-ce parce que beaucoup estimaient que ce gouvernement « de gauche » ne pouvait pas être totalement mauvais, en tout cas qu’il était meilleur que les autres possibles ? Etait-ce parce que...

    à suivre in https://blog.mondediplo.net/quatre-hypotheses-sur-la-situation-economique 

    Frédéric Lordon


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