• Aliénation et personnalité

    Voici un extrait du livre de Lucien Sève "L'homme"? paru aux éditions LA DISPUTE en octobre 2008. Dans le chapitre 10 "Une tâche cruciale : penser à neuf la personnalité", l'auteur revient sur le concept d'aliénation. Il y invite expressément à "étudier Le Capital pour penser l'aliénation".

    [...] Ceci d'abord : les capacités sociales des hommes – avoirs, savoirs, pouvoirs – leur faisant face dans le capitalisme développé plus qu'en toute autre forme de société comme autant de puissances extérieures aveuglément dominatrices et écrasantes – « loi du marché », « impératif économique », « exigence politique », « contrainte internationale », « donnée scientifique », « évidence idéologique » prenant l'allure d'indiscutable « force des choses »... –, l'aliénation en tant que procès affectant l'activité laborieuse et à travers elle l'individualité entière relève d'une logique non pas endogène mais exogène. Point de première importance : ce décentrement de l'aliénation change toute la vision de ses effets. Dans le premier manuscrit de 1844, on lit à maintes reprises que le travail s'aliène lui-même (Sellbstentfremdung), formulation où le soi de « s'aliène » paraît bien à entendre comme sujet autant qu'objet du processus : le travailleur aliéné s'infligerait l'épreuve de l'aliénation – c'est même par là, va jusqu'à écrire Marx, qu'il « crée la domination de celui qui ne produit pas sur la production ». Le corollaire de cette thèse étonnante est que, pour le Marx de 1844, le travail aliéné constitue une activité entièrement déshumanisante : il rend l'homme étranger à soi-même, étranger à l'autre, étranger au genre humain – c'est du « travail forcé » qui « n'appartient pas à son essence ». Vision totalement noire de l'activité salariée, d'une unilatéralité déjà patente au milieu du XIXe siècle et dont la psychologie du travail contemporaine fait justice. Il s'agit bien là d'une question cruciale : peut-on encore parler de positivité humaine du travail social pour ceux et celles qui l'accomplisssent au sein de  rapports capitalistes ?
     
      Depuis le «tu gagneras ton pain à la sueur de ton front», une tradition millénaire le donne pour une malédiction que l'humanité se serait attirée par ses péchés. c'est dans cette tradition que s'inscrivent Adam Smith, avec lui l'économie politique classique, et jusqu'au discours contemporain sur la non-centralité du travail. C'est elle que Marx, dépassant sur le fond ses vues de jeunesse, met en pièces dans les Grundrisse. « Que l'individu se trouvant "dans un état normal de santé, de force, d'activité, d'adresse et d'habileté" [termes de Smith cités plus haut par Marx] puisse éprouver quand même le besoin d'effectuer une part normale de travail et de suspension de son repos semble peut intéresser A. Smith », qui semble « tout aussi peu avoir idée que surmonter des obstacles puisse être en soi une activité de la liberté... » Or si « le travail dans ses formes historiques, esclavage, servage, salariat, apparaît toujours comme un travail rebutant, comme un travail forcé imposé de l'extérieur, en face duquel le non-travail représente "la liberté" et "le bonheur" », des rapports sociaux différents peuvent faire passer au premier plan son autre face. Certes, même alors il ne sera pas « pur amusement comme le pense Fourier avec ses conceptions naïves et ses visions de grisette. Des travaux effectivement libres, la composition d'une œuvre musicale par exemple, requièrent justement à la fois un sacré sérieux et l'effort le plus intense ». Mais c'est bien là qu'on peut parler d' « auto-effectuation » (Selbstverwirklichung) de l'individu. Et la production matérielle elle-même peut acquérir ce caractère si elle n'est plus exécution bornée mais devient « activité régulatrice de toutes les forces de la nature ». Dans une forme sociale désaliénée, le travail sera « le premier besoin vital ». En tant qu'appropriation des forces productives objectales, il est d'ores et déjà formateur de capacités individuelles; avec le surgissement de forces productives universelles s'engage sous nos yeux l'indispensable passage du travailleur « partiel » à « l'individu totalement développé ». On voit la capitale importance pour une juste évaluation de l'activité laborieuse personnelle de ne pas se tromper sur la provenance de l'aliénation, et par là sur ce qu'elle met en cause : non pas le « travail » comme caractéristique anthropologique permanente mais bien le capital comme son contexte historique transitoire.

      Moins apparente mais non moins importante est la différence induite par la démarche du Capital dans la façon de répondre à la question : qu'est-ce qui est aliéné en l'individu, de quoi est-il dépossédé par l'activité laborieuse soumise au rapport capitaliste ? Répondant : c'est « l'essence humaine », l'« être générique  de l'« homme »», les Manuscrits de 1844 ont beaucoup contribué à ancrer chez les marxistes mêm l'idée que l'aliénation serait perte de soi, obstacle à la réalisation de soi. Implicitement au moins est ainsi accréditée la fiction d'un soi préalable, corrélat psychologique direct de l'illusion hoministe. Toute activité de l'individu est bien entendu à mettre en rapport avec ses antécédents, mais il y a deux façons bien différentes de penser ce rapport – je l'ai montré plus haut en critiquant la fausse évidence de la « nature humaine ». L'une, omniprésente dans l'idéologie psychologique en vigueur, consiste à voir dans l'activité l'actualisation de potentialités substantielles plus ou moins préfigurées à l'intérieur de l'individu : c'est l'idée du « don », de la « prédisposition », de la « vocation » – tout ce dont la première partie de ce livre a montré l'inconsistance –, virtualités psychiques latentes qui n'auraient qu'à devenir manifestes; aliénante serait donc une situation, plus largement une société empêchant l'individu de « se réaliser » en extériorisant sa nature. Dans l'autre optique, solidaire d'une perspective vygotskienne où ce qui relève des fonctions psychiques supérieures émane du monde social – de la maîtrise de la langue maternelle aux compétences intellectuelles spécifiques –, l'activité ne « réalise » pas de mythiques potentialités substantielles préalables mais, ce qui est tout autre chose, met en œuvre des possibilités formelles largement indéterminées autorisant la production de capacités qui ne se construisent que dans et par cette activité même; l'aliénation n'est pas amputation de réalités fictives mais forclusion d'authentiques possibles. 

      Tout cela aide à comprendre pourquoi prévaut le vocabulaire du fremd sur celui de l'ausser pour dire l'aliénation au sens du Capital. L'activité laborieuse n'est nullement aliénée par le simple fait d'être soumise à des contraintes externes. Là au contraire est l'essence de tout travail social en même temps que de son rôle formateur pour la personnalité : en me pliant aux exigences de la technique, aux règles du genre, aux impératifs de la coopération, j'acquiers compétence professionnelle et plus largement humaine. Henri Wallon le soulignait en caractérisant le travail comme une « activité forcée » accomplissant des « tâches qui ne s'accordent pas nécessairement avec le jeu  spontané des fonctions physiques ou mentales». Pour autant que, même exploité, le travail nous fait sortir de nous-même, il n'est justement pas perte de soi mais appropriation d'humanité. Le jeu lui-même n'existerait pas plus sans ses règles que la colombe évoquée par Kant ne qaurait voler dans le vide. L'Entäusserung n'est aliénation humaine au sens fort que par l'Entfremdung qu'elle recouvre : ce qu'il s'agit de dépasser historiquement dans le capitalisme n'est bien sûr pas l'accumulation de moyens sociaux en dehors des producteurs mais leur confiscation par une classe étrangère positionnellement hostile à leurs intérêts vitaux. En tant qu'expérience vécue, l'aliénation consiste dans ce fait que mon activité sociale se voit imposer sans recours des buts inassimilables à mes motifs : elle est, selon, une juste formule, ce qui me contraint à perdre ma vie pour la gagner. Elle fait par là bien plus qu'amputer l'individu d'un soi limité qu'il serait déjà : elle lui ferme les portes de celui incomparablement plus vaste qu'il pourrait devenir.

    Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd'hui, Tome II, « L'homme » ?,
    Editions LA DISPUTE

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